mercredi 23 mai 2012

Schubert, un rêve, infiniment...


 

J'étais un frère de beaucoup de frères et soeurs. Mon père et ma mère étaient bons, animés par un amour profond.
Un jour, le père nous conduisit à un joyeux banquet. Mes frères étaient gais. Moi seul, j'étais triste. Mon père s'approcha de moi et m'invita à goûter de ces mets savoureux. Mais je ne pouvais pas. Il se mit en colère et me chassa de sa vue. Le coeur plein d'un amour infini pour ceux qui en faisaient fi, je portai mes pas ailleurs. J'errai dans une contrée lointaine. Des années durant, la plus grande douleur et le plus grand amour se mêlèrent en moi. Alors me parvint la nouvelle de la mort de ma mère. Je revins en hâte pour la voir et mon père, attendri par le chagrin, ne m'empêcha pas d'entrer. Lorsque je vis sa dépouille, les larmes coulèrent de mes yeux. Elle nous avait recommandés par un voeu de lui survivre comme au bon vieux temps, ainsi qu'elle avait vécu elle-même, et ainsi que je la voyais reposer.
Dans le deuil, nous suivîmes sa dépouille jusqu'à ce que le cercueil soit enceveli. A compter de ce jour, je repris place dans la maison. Mon père me reconduisit comme par le passé dans son jardin favori. Il me demanda s'il me plaisait. Mais ce jardin me répugnait tout à fait et je n'osai rien dire. Alors, mon père s'emporta et me demanda pour la deuxième fois si le jardin me plaisait. Je répondis non, en tremblant. Mon père me battit et je m'enfuis. Et, le coeur plein d'un amour infini pour ceux qui en faisaient fi, je portai mes pas ailleurs une deuxième fois. J'errai dans une contrée lointaine. Je chantai des lieder durant de longues, longues années. Voulais-je chanter l'amour, celui-ci se changeait pour moi en douleur. Et voulais-je rechanter la douleur, celle-ci se changeait pour moi en amour.
Amour et douleur se mêlaient en moi.
Un jour me parvint la nouvelle qu'une pieuse jeune fille venait de s'éteindre. Un cercle se formait autour de sa tombe, dans lequel des jeunes gens et des vieillards se promenaient sans fin comme dans la béatitude. Ils parlaient doucement pour ne pas éveiller la jeune fille. Des pensées célestes semblaient continuellement jaillir de la tombe de la jeune fille vers les jeunes gens comme de légères étincelles produisant un doux murmure. Alors je souhaitai m'y promener moi aussi. Mais seul un miracle, disaient les gens, me permettrait de m'y introduire. Je m'avançai à pas lents, dans la foi et le recueillement, les yeux baissés vers la tombe et, avant même d'en avoir pris conscience, j'étais dans le cercle, d'où émanaient des sons merveilleux ; et j'éprouvai la béatitude éternelle comme ramassée en un instant. [fin de la lettre, prise dans la traduction de Prod'homme] Je vis aussi mon père réconcilié et aimant. Il m'entoura de ses bras et pleura. Mais moi je pleurai plus encore.

Franz Schubert, 3 juillet 1822.

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