HÖLDERLIN
Il avait chanté les
fleuves de son pays, le Neckar, le Rhin, le Danube, interrogeant les tours et détours
de ces êtres mythiques dont les humeurs orientent l’histoire des peuples et
leur destin.
Né au milieu des
vignes, dans l’austère et paisible Souabe, que pouvait-il espérer de la vie, ce
fils de pasteur voué à la même carrière que son père prématurément disparu, si
ce n’est la satisfaction du devoir accompli, à l’abri des remous de l’histoire
et des coups de vent du génie ?
Il s’était lancé dans
le vide, comme les enfants des pauvres, qui pour quelques sous, plongent du
haut des rochers dans un trou d’eau. Comment vivre poétiquement sur terre ? La
poésie ne nourrit pas son homme : il lui fallut se faire précepteur, endurer
des humiliations, ne connaître d’amours que clandestines.
Le 8 pluviôse an X
(28 janvier 1802), Friedrich Hölderlin arrive à Bordeaux pour prendre une place
d’« instituteur » chez le consul de Hambourg, Johann Christoph Meyer,
par ailleurs négociant en vins, qui possède une belle demeure néoclassique dans
les allées de Tourny et une autre propriété du côté de Blanquefort.
La ville elle-même
retient peu son attention. Ses pas le mènent vers le Port de la Lune, les
vignes alentour, la colline de Lormont. A quai, deux navires portent le nom de
Christophe Colomb : « le Columbus de Stettin, capitaine Kotin
Roorgant, venant dudit lieu, chargé de bois du nord », et un autre bâtiment,
américain celui-là, « doublé en cuivre et construit dans la vieille
Angleterre, à vendre de gré à gré ».
La paix revenue, écrit
un journal local, tous les esprits sont dirigés vers la restauration du
commerce, source unique de la prospérité. Bois de teinture, café, coton, cacao,
indigo, poivre, cannelle, girofle, muscade, riz, sucre, tabac, savon, eaux-de-vie
et vins. Une cité dont le commerce repose principalement sur les colonies, voilà
qui élargit singulièrement l’horizon d’un Wurtembergeois ! Et ressuscite l’aventure
des Grecs, peuple de marins, aux antipodes du repli sur les valeurs du sang et
du sol du germanisme naissant.
Good Friends, Le Désir
de la Paix, Die Gute Hoffnung, Harmonia, Le Courier des Isles, L’Heureuse
Nouvelle, sont quelques autres noms lus sur les coques des navires au fil des
jours.
La mer et les
vivants, non la terre et les morts. Les femmes brunes, et le vin rouge, presque
noir, et les figuiers. Adossé, au dessus de la rive escarpée, à la colline qui
est pour lui, le Souabe, comme un dernier lointain contrefort du pays natal, Hölderlin
songe : le lieu sans lieu de la poésie à venir, ne serait-ce pas cette pointe,
cette avancée de terre entre deux eaux, face à l’inconnu du grand large ? Etre
poète, n’est-ce pas cela, se tenir là, entre les deux fleuves, le dos au vent,
là où la mer commence, où elle s’engouffre, parler au rythme du flux et du
ressac, au lieu de l’échange, dans le va-et-vient des eaux pulsées par les
trois cœurs, ou bien même sur la crête dansante du mascaret ?
Nul ne sait ce qui
s’est passé un jour de mai (floréal) 1802, pourquoi cette fuite précipitée
jusqu’à Nürtingen, la ville où habitait sa mère. Au retour, un de ses amis le découvre
avec stupeur : « méconnaissable, dépenaillé, maigre, dans un état de
grande excitation », Hölderlin a presque déjà l’air du fou qu’il sera
bientôt.
Seul témoin de l’expérience
bordelaise, un poème, « En Souvenir », écrit un an plus tard, nous
permet d’entrevoir un peu de cette beauté que Rilke appelait « le premier
degré du terrible », tout au bout du promontoire:
Le vent du nord-est
souffle
Pour moi le plus
cher entre tous
Parce qu’il présage
esprit ardent
Et bonne traversée
aux gens de mer.
Mais va, toi,
maintenant,
Salue la belle
Garonne
Et les jardins de
Bordeaux
(…)
Ils sont partis,
les hommes
Vers les Indes
lointaines
Là-bas, à la pointe
battue de vent
Près des coteaux
plantés de vignes
Là où descend la
Dordogne
Et ensemble avec la
superbe
Garonne s’élargit
Le fleuve en mer.
Car l’océan
Prend et redonne la
mémoire
Et l’amour aussi
rive les yeux,
Mais seuls les poètes
fondent ce qui demeure.
Marc PETIT