Ce que je n'oublie pas...
Bruna vient me chercher à la gare. Bernard est resté à la maison. Nous
sommes en février 2009. Le jeudi 19 février 2009. Il fait froid. Le vent
souffle sur le quai et sur Avignon. De Marseille à Avignon-Centre, il faut à
peine plus d'une heure de train.
Quelque mois auparavant, en juillet 2008, j'ai participé au colloque de
Cerisy-la-Salle consacré à Bernard Vargaftig et intitulé Avec les poèmes de
Bernard Vargaftig, l'énigme du vivant. Le Château de Cerisy a ceci d'unique
qu'on y prend le temps. Tout s'y déroule au son de la cloche qui rythme la
journée. On prend le temps de parler, d'échanger ou de se taire quand, comme
moi, on est mal assuré de sa parole.
J'ai souvent passé les repas en compagnie de Bernard Vargaftig qui, à cette
époque, venait d'être équipé de prothèses auditives qui lui occasionnaient des
sifflements et en conséquence des malaises. Il me disait que parler à quelqu'un
en particulier lui faisait en partie oublier le brouhaha de la salle de repas.
Nous avons parlé.
Nous avons sympathisé et Bernard m'a invité à venir passer une journée à
Avignon. Entre Cerisy et ce jour de février à Avignon, je lui ai envoyé
quelques uns de mes poèmes. L'avis d'un grand de la poésie est toujours
exceptionnel quand il vous arrive.
Avec Bruna, nous traversons Avignon à pied. Nous voilà rue Buffon. La
porte d'entrée du hall est vitrée et dessine dans ma mémoire un arc de cercle.
Elle est aussi très lourde. L'appartement est lumineux. Depuis le séjour, il me
semble qu'on voit un petit jardin. Je ne réalise pas bien les choses. Et
certainement que c'est aussi bien comme ça.
Nous prenons l'apéritif dans le salon. À ce moment, Bernard sort les
textes que je lui ai envoyés, une série de onze poèmes intitulés « Ce que
je ne dis pas ». Il ne les trouve pas trop mal et me donne trois conseils.
D'abord le titre : il choisirait « Que ne dis-je pas » à la fois plus
énigmatique et plus ambigu. Ensuite, il me conseille de structurer l'ensemble
en réfléchissant à comment passer d'un poème à l'autre pour que l'enchaînement
soit le plus élégant possible. Enfin, il m'invite à transformer certains vers
sous forme de question.
Avant le déjeuner, Bernard me montre quelques livres qu'il possède et qui
sont rangés dans sa bibliothèque, dont Les Poètes d'Aragon. Il me lit la
dédicace, qu'il me montre ensuite : « à Bernard / injustement ». Je
la trouve lapidaire et énigmatique à la fois, je ne la comprends toujours pas
bien aujourd'hui. Au moment où j'écris ces lignes, je suis en train de penser
que j'ai peut-être consigné cette journée dans un de mes nombreux carnets ou
cahiers. Si c'est dans un carnet, il y a quelque chance qu'il reste des traces,
même partielles. J'ai dû, lors du trajet retour, dans le train, noter ce que ma
mémoire défaillante oublie toujours trop vite... En effet, je retrouve le
dit-carnet dans le tiroir d'un secrétaire. J'y lis, entre autres choses, que
Hugo est une référence pour Bernard Vargaftig et ce point fondamental qui me
frappe à la lecture : Bernard recopie tous ses recueils à la main pour Bruna.
Arrive l'après déjeuner, le moment secret, le moment clé. Bruna n'est pas
conviée à la petite réunion que Bernard improvise en tête à tête dans son
bureau, où nous entrons et dont il prend soin de fermer la porte. Il me montre
des lettres de Reverdy et à nouveau quelques livres dont deux, magnifiques, qui
sont des collaborations avec Jean Rustin pour l'un, avec Gérard Titus-Carmel
pour l'autre. Puis il s'installe derrière son ordinateur, à son bureau, et il
me dit : « Je vais vous montrer comment naît un poème. Je vais vous
montrer en quelque sorte ma fabrique du pré. » Il commence par me
rappeler que le premier vers est toujours le dernier du poème. Il écrit en
remontant. Ainsi, m'explique-t-il, il creuse le sens de ce premier vers au lieu
d'essayer de le dérouler. Dans le premier cas, le vers se fortifie de ce
creusement, dans le second, il risque de s'affadir et perdre de son intérêt, de
sa concision, de sa sauvageté. Chaque nouvelle version est datée, même si la
reprise ne fait état que de changements minimes. Il me semble me souvenir qu'à
la relecture à chaud du poème, si un mot ne paraît pas convenir, il le met en
italique. Il reprendra plus tard. La disparition de l'italique signifie que le
poème est arrivé à l'équilibre.
Je suis fasciné par cette technique de création qui ne laisse rien au
hasard. En effet, un recueil de Bernard Vargaftig peut se lire
« littéralement et dans tous les sens ». Je dois avoir l'air bête,
c'est ce que je me dis à cet instant, impressionné par autant de méticulosité à
écrire. Je me dis que j'ai encore du chemin à faire même si, en toute bonne
foi, rien ne s'écrit sous ma plume qui ne soit pensé. Le train du retour est
vécu, je ne le vis pas. Je suis vécu, je suis pensé. Je suis dans une rêverie,
plongé dans le vers de Bernard Vargaftig, emportant, comme un enfant, un
trésor. Le soir-même, je m'essaie à la technique Vargaftig. Je suis curieux de
ressentir le processus qui se met en marche en commençant l'écriture du poème
par la fin. Du 19 au 28 février, j'abîme finalement le premier essai. Puis deux
mois se passent lors desquels chaque jour j'écris un nouveau vers ou je
reprends des vers anciens laissés en italique. Bernard m'a ouvert non pas
exactement à une technique, puisque finalement je finirai par l'abandonner,
mais à plus de vigilance, plus de concision, toujours plus d'exigence.
Ces mots sont pour lui, pour son souvenir, et pour Bruna.
Régis Lefort
mardi 6 mars 2012
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